2006/05/01

Carnets Bavards



Partir ( en cinq phrases )


Au printemps 1910, j'étais dans ma vingt-troisième année.

J'avais passé tout l'hiver à Paris, lisant, fumant, faisant de la musique dans une chambre d'hôtel de la rue Saint-Jacques où je vivais alors, inconnu et très seul, enfermé souvent durant des semaines, sans amis et ne voyant personne, ou, tout au contraire, me dépêchant de finir de manger... et de boire!... un petit héritage qui me venait d'une vieille tante décédée en province, je disparaissais, également pour des semaines, dans les bas-fonds de la capitale que je venais de découvrir et où, avec un désespoir juvénile, fait d'orgueil et de révolte, de plaisir et de dégoût, je me plongeais, obéissant, je m'en rends compte aujourd'hui, à un besoin baudelairien de provocation, d'épate et de débauche.

Au fond, j'étais très fier de fréquenter des mauvais garçons dont plusieurs ont fait école ou sont devenus célèbres à peine quelques années plus tard, comme ce précuseur, aux Termes, Dédé l'Anguille, dit aussi " l'Insaisissable", qui fut le premier voleur d'autos et dont je raconterai un jour la carrière libre d'entrave, car je vois toujours de temps à autre celui qui fut également mon premier lecteur et qui, à plus d'un titre encore, a droit à mon amitié, ne serait-ce que pour la confiance qu'il a toujours eue en moi, ou, comme cet ignoble génie du mal, bancroche, simiesque, épileptique, à béquilles, le trop fameux Libertad, ce farouche individualiste qui fut assommé à coups de pot de colle, à la sortie d'une réunion de libres penseurs et de malthusianistes des deux sexes, où il n'avait pas cessé d'écumer, d'éructer et d'engueuler les femmes, par un afficheur anarchiste qui en avait marre à la fin, une nuit de pluie, rue du Chevalier-de-la-Barre, dans un recoin de la palissade qui entourait alors le Sacré-Coeur, ou, encore, ces deux adolescents qui furent guillotinés, Garnier, le bref, et Raymond la Science, le discoureur, que je rencontrais rue Cujas, au Bar des Faux-Monnayeurs.

Je parie qu'André Gide n'a jamais foutu les pieds dans ce bar qui ne désemplissait pas, sinon, ça s'aurait su dans le milieu et, lui, aurait fait un tout autre bouquin; Michel Georges-Michel par contre, qui traînaillait souvent par là, a consacré un bon livre, la Bohème canaille, aux types les plus pittoresques du Quartier latin de cette époque, parmi lesquels déambulaient de nombreux intellectuels qui avaient mal tourné et que j'étais curieux de mieux connaître, entre autres, Grande Gueule, ce satané ivrogne, la terreur des putains, chiffonnier et fabricant de pain d'épice, que l'on disait être un ancien prof ( son four était rue de la Glacière, dans le même hangard que son dépotoir! ), Grande Gueule, le roi immonde du Boul'Mich' ( Voici l'Empereur, saluez, baise-moi le cul! proclamait-il en envahissant la terrasse d'un café et en assenant des coups de canne sur les guéridons pour en chasser les filles qu'il poursuivait de sarcasmes sanglants et de terribles imprécations), et Socrate, moins flambant mais beaucoup plus retors, plus suspect, l'obèse Socrate, le marchand de chiens, que l'on disait avoir été un illustre chirurgien qui avait eu des "histoires" et qui, Dieu sait dans quel chenil infernal de la zone d'Italie ( je l'ai souvent pisté de loin mais sans jamais réussir à repérer sa cagna avec quelque certitude dans le dédale des barbelès, des sentes en circonflexes, des talus en dos d'âne, des vieux wagons, des roulottes, des potagers pleins de chardons, des jardinets aboyants, des courettes bordées de vaisselle ébréchée de la cité foraine où il avait élu domicile et se réfugiait pour se livrer à sa besogne inavouable), s'ingéniat à obtenir des croisements de chiens et de chat, de singe et de lapin, produits qu'il offrait avec une insistance sadique, un rite obscène et un horrible boniment aux poules de luxe et aux noctambules des Grands Boulevards, posté sous un lampadaire où il tenait jusqu'au petit jour, en tablier gros bleu de jardinier, la poche, sur son ventre, enflée et grouillante de petits monstres geignards ou glapissant (lui-même, cet insultant personnage à la Gavarni, s'était surnommé le roi des chiots et des... chiottes, et il le chuchotait insidieusement quand, touchant son fric, il léchait avec cynisme la main d'une cliente).

Bien entendu, je n'insisterai pas sur quelques jeunes arsouilles en casquette grise, des Jo, des J'te bouffe le nez, ect., en compagnie de qui je rôdais dans tous les quartiers et m'attardais à boire des "môminettes" Villa des Boers, à Belleville, ou rue de la Biche-Blanche, à Grenelle, ni ne veux passer sous silence trois, quatre héroïnes de trottoir: Jeanne la Folle, une danseuse du Bal Bullier, aujourd'hui, authentiquement princesse par son mariage; Mes Zigues, trouvée assassinée sur les fortifs; la grosse Berthe, Berthe la Bouchère, qui des berges du Point-du-Jour est descendue "faire" les Champs-Elysées, où l'on pouvait la surprendre dans les bosquets dès la fermeture du métro, et cette riante fille, la Renée, la Renée de l'Odéon, modèle ou figurante quand ça lui chantait, mais le plus souvent sirotant l'apéro Aux Cinq Coins, carrefour de Buci, qu'un peintre mondain, un membre très snob du cercle de l'Epatant, habitant l'Etoile, rue lauriston, et vaguement mon parent, voulut épouser un jour, et pour qui des mecs se taillaient des boutonnières ou se faisaient faire des tatouages indélébiles, et dont personne ne sait plus rien, pas plus rue Saint-André-des-Arts où elle "travaillait", était "sous presse", que rue de la Gaîté, où loge encore sa mère, dans un cagibi, au fond de l'ipasse, à l'ombre d'un mur humide que dominent le panache de suie, la cheminée de tôle, le drapeau de zinc d'un lavoir et contre lequel son père tient toujours petite échoppe de cordonnier ( un bouvreuil se mêle insolemment aux giries des deux vieux quand on entre dans la boutique leur demander des nouvelles de leur fille envolée, évanouie et dont je suis le seul peut-être à entendre encore sonner le rire).


Blaise Cendrars
Première publication in La Revue de Paris, février 1950.

Blaise Cendrars, pseudonyme de Frédéric Louis Sauser, est né à la Chaux-de-Fonds (Suisse) en 1887. Il est mort à Paris en 1961. Ses romans et ses poèmes sont publiés en France aux éditions Denoël, Grasset, Gallimard...

Eau forte de Pierre Alechinsky
accompagnant Mon voyage en Amérique.